L’Ile des esclaves de Marivaux, mise en scène Stephen Szekely, au Théâtre du Lucernaire.

Crédit photo : Hélène Dersoir

L’Île des esclaves de Marivaux, mise en scène Stephen Szekely, création musicale et sonore Michaël Pothlichet, chorégraphie Sophie Meary, lumières Jonathan Oléon, costumes EDLC, scénographie Juliette Chapuis. Avec Laurent Cazanave, Michaël Pothlichet, Barthélemy Guillemard, Lucas Lecointe, Marie Lonjaret, Lyse Moyroud.

Survivants d’un naufrage, deux couples, maîtres et serviteurs, échouent sur L’île des Esclaves. Ici la loi impose aux maîtres de devenir esclaves et aux esclaves de devenir maîtres dans le but de rééduquer ces derniers. Trivelin, gouverneur de l’île, explique le processus de rééducation aux naufragés. Les valets auront trois ans pour transformer leurs patrons et faire de ces orgueilleux injustes et brutaux des êtres humains raisonnables et généreux. Cette courte comédie philosophique, sublimée par la langue de Marivaux, parle de justice, d’égalité et de respect. 

« Vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c’est-à-dire, humains, raisonnables, et généreux pour toute votre vie. » Ainsi parle Trivelin dans L’Île des esclaves, comédie en un acte et en prose de Marivaux représentée pour la première fois par les Comédiens Italiens du Roi, le lundi 5 mars 1725. 

Chassés pour avoir manqué de respect à Mme de Maintenon en 1697, les Comédiens-Italiens sont réhabilités par le Régent Philippe d’Orléans, époque marquée par un vent de liberté non seulement dans les moeurs et la création artistique, mais aussi dans le regard porté sur la société – affranchissement du carcan de l’Eglise et appel à la raison pour plus de justice et de tolérance.

Marivaux rencontre Luigi Riccoboni, ses personnages, et le jeu si vif de la commedia dell’arte inspirateur du théâtre marivaldien. L’île antique et inconnue est un lieu privilégié – clos et paradisiaque – de l’utopie, où se donne l’image d’une nouvelle société possible où les maîtres tyranniques échangent leurs rôles, pour un carnaval symbolique hors les différences sociales.

Trivelin est le maître du jeu qui présente la situation brute aux naufragés dès leur arrivée sur l’île. Les personnages, tels Iphicrate et Euprhrosine, qui traitaient leurs serviteurs comme des esclaves, vont être « soignés », à la manière d’une « réparation » personnelle par le biais d’un traitement élémentaire. Ils changeront fonction et habit avec leurs domestiques, Arlequin et Cléanthis, afin qu’ils éprouvent eux-mêmes à leur tour, ce que l’on ressent quand on est socialement humilié.

Quand la pièce est jouée en 1725, la Révolution française est relativement éloignée, et la terminologie concernant la lutte des classes est encore inconnue. Toujours est-il que l’aspiration à la justice et l’envie de renverser l’ordre établi sont en préparation dans la pièce. « Comme souvent, la littérature est en avance sur son temps », écrit l’érudite Françoise Spiess, à propos de la pièce (Gallimard, 2017).

Le metteur en scène Stephen Szekely estime que « chez Marivaux, il n’y a pas de morale. Il y a une sorte d’autopsie des jeux de l’amour, du désir, de la cruauté. Le comique va toujours de pair avec la brutalité des sentiments et la pièce reste impitoyable, quant au destin des personnages ». 

Laurent Cazanave pour Trivelin, du 3 avril au 14 mai et du 29 mai au 2 juin 2024, en alternance avec Michaël Pothlichet, du 15 au 26 mai, joue le rôle du valet de la commedia dell’arte, instigateur facétieux et pétillant de comédie qui endosse à plaisir le rôle de marionnettiste un peu magicien, quand il arrête d’un bras levé les personnages velléitaires qui voudraient n’en faire qu’à leur tête.

Pour les maîtres, le sombre et mélancolique Lucas Lecointe incarne Iphicrate – « qui domine par la violence », en grec – bien nommé, altier et ne pouvant se départir d’un mépris instinctif envers la plèbe. Marie Lonjaret joue Euprhrosine – « d’humeur joyeuse », en grec – et nom d’une des trois muses et compagnes d’Aphrodite, personnifiant le don de plaire, coquette et en mal de séduction.

Pour les valets, la malicieuse Lyse Moyroud interprète Cléanthis – prénom de l’épouse du philosophe Socrate – et porte dans sa vivacité et son quant-à-soi l’image de la sagesse. Et Barthélemy Guillemard est Arlequin, dont le sens de la répartie est sans égal, rusé et agile : l’interprète use de la distance nécessaire à la comédie en même temps qu’il se sait valet ignorant, crédule, joueur, paresseux, rustre, qui fait tout son possible pour avoir de l’esprit jusqu’à la malice.

Pour cette pièce prémonitoire et visionnaire, les acteurs sont vifs et talentueux, mimant la scène de naufrage initial, avant la représentation, en faisant danser dans le chaos maritime leurs corps désarticulés ; au dénouement, les mêmes chorégraphient leurs mouvements expressifs en un ballet ordonnancé et allègre de belle réconciliation.

Véronique Hotte

Du 3 avril au 2 juin 2024, du mardi au samedi 20h, dimanche 17h, au Théâtre Lucernaire 53, rue Notre-Dame-des-Champs 75006- Paris. Tél : 01 45 44 57 34, www.lucernaire.fr